RENCONTRE AVEC LES TSAATAN

par Gilles Wurtz
récit publié dans Sources, n°8, juillet/août/septembre 2008, Terre du Ciel

Notre voyage en Mongolie était prévu en août 2005. Je l’ai préparé pendant l’année 2004 à travers des voyages chamaniques, pour obtenir des informations pratiques et les autorisations de la part des gens à rencontrer sur place. 
Le voyage chamanique est un état de conscience modifié identique à l’état méditatif. Dans certaines cultures, cette manière d’accéder aux mondes subtils est nommée « le temps du rêve », car elles considèrent cet état de conscience non ordinaire comme un état de rêve éveillé. Le voyage chamanique, tel que je le pratique, se fait à l’aide du battement monotone et régulier du tambour. Le tambour est le métronome qui permet à notre système cérébral de ralentir et d’équilibrer son activité, induisant l’état non ordinaire de conscience qui nous ouvre l’accès à des dimensions autres que nos dimensions physiques, émotionnelles et mentales, notamment le plan spirituel. 
Nous voulions aller à la rencontre de chamans en Mongolie et les messages lors de mes voyages chamaniques me menaient tous aux Tsaatan. Ils ne sont pas des Mongols, ils sont un peuple à part, sur le territoire mongol. Leur ethnie vit dans la taïga montagneuse à l’extrême Nord du pays, à la frontière sud de la Sibérie, au-delà de la région du lac Khovsgöl, dans un enchaînement de vallées ponctuées d’innombrables lacs, minuscules mares ou vastes étendues d’eau, alimentant des milliers de rivières. Les versants exposés au Nord, plus humides, sont recouverts de tourbières et de forêts, là prospère le mélèze, capable de survivre jusqu’à moins soixante-dix degrés ; ils sont le refuge des loups et des ours. Les versants exposés au Sud sont arides et dénudés, tapissés d’herbe rase. C’est l’endroit du globe le plus éloigné de tous les océans. C’est là que vivent les Tsaatan depuis la nuit des temps.  

Les Tsaatan sont des nomades, cueilleurs, chasseurs et éleveurs de rennes. Leur habitat, le tipi, rappelle étrangement celui des Indiens d’Amérique, d’ailleurs leurs lointains cousins. Jadis, ces hommes passaient de la Sibérie en Amérique par le détroit de Béring. Aujourd’hui, les Tsaatan ne sont plus que trois cents, un peu moins de deux cents d’entre eux sont encore nomades dans les montagnes. Les autres sont descendus à Tsagaa-nuur, dernier village mongol avant les terres sauvages et sont sédentaires.

Sur place, quatre personnes nous accompagnent. Ougan, jeune étudiante mongole qui maîtrise parfaitement le français, est chargée de la traduction. Le chauffeur, Gamba, avec son vieux van tout terrain russe, nous emmène jusqu’à Renchinlkhümbe, le dernier village avant Tsaaga-nuur et les terres sauvages. Erdene nous y accueille avec les chevaux qui nous permettront de rejoindre les Tsaatan. 
Et enfin, Nara, le guide expérimenté, chasseur de loups et d’ours, qui connaît bien les forêts et les montagnes où nous nous dirigeons. Notre expédition compte douze chevaux. Quatre pour nos guides, quatre pour transporter le matériel et les vivres et quatre pour mes trois amis et moi-même. Nous nous mettons en route. Nous devrions trouver les Tsaatan sur les hauts plateaux, dans leur camp
d’été. Nous nous engageons dans la taïga sauvage que seuls les chasseurs et les chercheurs d’or connaissent.

Le deuxième jour, nous franchissons une rivière et nous entrons dans une nature de plus en plus sauvage et dense. Là, juste avant de franchir une rivière, accrochés discrètement à des branches d’arbres, des rubans bleus et blancs indiquent que nous entrons en territoire tsaatan. Ce passage marque une frontière subtile que les chevaux ressentent avant nous : cela fait un moment déjà qu’ils montrent des signes d’agitation et de méfiance.
C’est un véritable parcours du combattant qui commence alors. Nous nous enfonçons dans une superbe forêt de mélèzes, de celles que l’ont nomment ourmanie et qui donnent toute sa signification au célèbre proverbe sibérien « celui qui ne connaît pas les ourmanies, ne connaît pas la peur » tant leur densité les rendent infranchissables. Nara, qui ouvre la route, bifurque tantôt dans une direction, tantôt dans une autre. Derrière lui, je suis à l’écoute des esprits de la nature, auxquels je demande de nous guider vers les Tsaatan. De temps à autre, Nara s’engage dans une direction opposée à celle que m’indique les esprits. Je lui demande alors de changer de trajectoire. Lui aussi sait que les Tsaatan peuvent se trouver n’importe où dans les hauts plateaux, en cette saison.
Après plusieurs heures pénibles, scandées par les embardées répétées des chevaux, les nombreuses chutes – comme celle de Nara, qui brise sa selle en deux et sans se laisser démonter, notre guide sort sa hache et coupe des morceaux de bois pour la réparer - et les bagages sans cesse arrachés par les arbres trop serrés, nous apercevons enfin la ligne d’arrivée marquée par une crête.

Sur la crête, nous nous arrêtons à côté de l’ovoo, monticule de pierres et de bois, orné de rubans bleus porteurs de symboles de prières dédiées aux esprits de la nature. De là, notre regard porte très loin et nous apercevons huit tipis et de la fumée qui s’en échappe. Quand nous rejoignons le camp des Tsaatan il fait nuit noire, des flocons de neige voltigent autour de nous et nous plantons nos tentes à un écart respectueux des premiers tipis.
Le lendemain matin, le chef du camp, avec un autre homme, vient à notre rencontre. Tous deux nous souhaitent la bienvenue et nous expliquent qu’ils nous attendaient et qu’ils savaient que nous allions arriver ce jour-là. Ils adressent ensuite de grands gestes aux hommes, aux femmes et aux enfants qui se sont assemblés près du camp et attendent le signal pour venir à leur tour. Ils sont impressionnants, certains chevauchent des rennes. L’ambiance générale est à la joie et à l’enthousiasme. Plusieurs d’entre eux viennent vers moi, à tour de rôle, et m’offrent des présents. Chaque objet est en rapport avec le loup : figurine de loup taillée dans la pierre, une autre taillée dans du bois de renne, un bracelet typique des Tsaatan ; une rotule de loup enfilée sur une lanière de cuir. Il est destiné aux hommes qui le nouent à leur poignet ou à leur cheville et sont ainsi accompagnés de l’esprit du loup lorsqu’ils vont en forêt ou en montagne. A travers ce bracelet, le loup leur assure sa protection, sa force, son courage...
Nos hôtes nous expliquent que la moitié d’entre eux sont déjà partis pour leur camp d’hiver. Il reste ici environ vingt-cinq personnes et huit tipis. Après cet accueil chaleureux, ils repartent d’un seul mouvement et retournent à leurs occupations. Leur tradition veut en effet que ce soit le voyageur ou le visiteur qui rende visite à tous les tipis. Sur le seuil, nous nous annonçons et nous nous découvrons, puis, invités à entrer, nous le faisons en nous dirigeant vers la gauche et nous allons nous asseoir au fond, face à la porte. Pour sortir, nous achevons notre tour dans le sens des aiguilles d’une montre. Au centre de chaque tipi, un foyer brûle toute la journée. Et du geste traditionnel – la main gauche soutient le coude droit, la main droite tendue et ouverte – nous recevons le thé au lait de rennes, toujours prêt et toujours chaud. En guise de respect, nous pouvons nous contenter de porter le bol à nos lèvres, sans boire, si nous n’avons plus soif. Nous sommes chaleureusement accueillis d’une famille à l’autre et nous arrivons finalement devant le tipi de la chamane, qui se dresse en retrait du camp.


Suyan nous attend sur le seuil. A 103 ans, elle est la doyenne des Tsaatan. Elle s’appuie sur deux cannes en bois – où se profilent, nous l’apprendrons par la suite, ses animaux de pouvoir – qui l’aident à stabiliser ses jambes arquées, à ses pieds, de vieilles bottes en peau de cerf usées par le temps. A l’intérieur, séparé du reste du tipi par un rideau épais de tissus torsadés, l’espace traditionnellement réservé aux visiteurs est tout entier occupé par un autel et les accessoires et les objets chamaniques. Un manteau et un pantalon qui font partie du costume – costume qui peut peser jusqu’à 20 kilos – sont ornés d’innombrables rubans de couleur et de tissus torsadés dont chacun représente un esprit que la chamane a contacté dans ses transes et de petits morceaux de métal soigneusement cousus qui symbolisent pour les uns des parties de ciels, plans subtils de la réalité non ordinaire, où la chamane entre en communication avec les esprits. D’autres sont destinés à permettre aux esprits de s’exprimer, en les faisant tinter et en prouvant ainsi qu’ils veulent entrer en contact avec la chamane. On voit également des plumes, des morceaux de bois, des fragments d’os. Sa coiffe, un ruban abondamment décoré de broderies traditionnelles, se noue autour de la tête. Il est surmonté de plumes de coqs de bruyère dressées, qui forment un cône. Sur le bord inférieur, des franges de tissus de couleurs servent à recouvrir le visage et surtout les yeux. La chamane, son champ visuel extérieur limité, reste centrée sur son champ visuel intérieur. Enfin, il ne faut pas oublier la guimbarde qui sert à appeler les esprits mais aussi et surtout le tambour, dont le son monocorde guide la chamane dans sa transe. Celui que nous avons devant les yeux est particulièrement grand : la peau de cerf est tendue sur une armature grossière de branches souples, elle mesure un mètre de diamètre et une vingtaine de centimètres d’épaisseur, dedans sont accrochés les mêmes petits morceaux de métal, rubans et franges que sur le costume. Chez les Tsaatan, le ou la chamane a le même tambour pendant toute sa vie. S’il casse, il est réparé mais jamais remplacé. Celui que nous voyons a plus de soixante-dix ans. Pour en jouer, la chamane utilise un battoir en bois dont la peau à une extrémité permet d’obtenir un son feutré. Derrière le rideau protecteur, nous apercevons également une branche de genévrier. L’esprit de cette plante purifie les lieux et le matériel avant chaque travail chamanique.

Le fils de la chamane, le chef du clan, se fait notre interprète car Suyan ne parle que l’idiome tsaatan, que les Mongols ne comprennent pas. Il nous prévient qu’elle ne fera pas de cérémonie chamanique durant notre séjour parmi eux : son grand âge ne lui permet plus que deux interventions dans l’année, entièrement réservées au clan.
Nous nous présentons et expliquons que nous pratiquons également le chamanisme de nos ancêtres. Bien vite, notre discussion devient passionnante. En effet, l’histoire des hommes révèle que tous partagent des similitudes remarquables dans leurs pratiques du chamanisme. Les Tsaatan, comme nous, utilisent le tambour pour voyager dans le monde non ordinaire. Eux aussi communiquent avec leurs animaux de pouvoir, leurs guides, leurs ancêtres, les esprits de la nature, à la seule différence qu’ils le font par la transe tandis que nous le faisons par le voyage chamanique. Les Tsaatan utilisent le genévrier avant chaque pratique, nous utilisons la sauge. Ils se rendent dans différents plans non ordinaires qu’ils appellent ‘ciels’ et que nous appelons ‘mondes’.

Nous voyageons dans trois mondes : le monde d’en bas, le monde du milieu et le monde d’en haut. Le monde du milieu est celui dans lequel nous vivons. C’est dans ce monde que nous pouvons communiquer avec les esprits de la nature et de toute chose existant autour de nous. Le monde d’en bas et le monde d’en haut sont des dimensions spirituelles plus élevées. C’est dans le monde d’en bas que nous allons à la rencontre de la profondeur de notre être, c’est là que nous communiquons avec nos animaux de pouvoir et certains esprits comme ceux de nos ancêtres. Dans le monde d’en haut, nous allons plutôt rencontrer des guides. Tous ces esprits aidants, animaux, ancêtres et guides nous assistent, nous conseillent et nous aident à nous découvrir et à avancer sur notre chemin. Attention, le monde d’en bas n’est pas un monde inférieur ou obscur ou négatif. Il est la réplique identique du monde d’en haut et le rejoint à la Source de toutes choses. Il nous permet, dans notre conception mentale, d’aller contacter notre être humain. C’est dans le monde d’en bas que nous allons donc pour aider à travailler des maladies, mal être, problèmes émotionnels…, tout ce qui touche à notre être vivant.

Le soir tombe lorsque se termine notre visite de courtoisie à tout le village. Nous assistons au spectacle des rennes qui reviennent au camp pour la nuit : ils sont 400 à être ramenés chaque soir pour être traits. Et un à un, ils sont attachés à un piquet planté dans le sol. Le renne, source première et indispensable de la survie des Tsaatan, a aussi un rôle spirituel au sein de la communauté. Chaque famille est sous la protection d’un renne élu et sacré. 
Il veille sur le bonheur du foyer, il en est le gardien spirituel. Ce renne sacré ne porte rien, ni homme ni bien, et ses bois ne sont jamais coupés. 
Lors de chaque déplacement et transhumance, son esprit accompagne le groupe et veille tout particulièrement sur les petits enfants. Différents rituels chamaniques font appel à son esprit pour assurer le bien-être de la famille. Il veille à la santé du troupeau, protège les adultes et les petits. Les Tsaatan s’en remettent aussi à lui pour le bon déroulement des activités de la vie quotidienne : la chasse, la pêche, la cueillette. Lorsque le renne sacré meurt, son esprit va rejoindre la montagne et dans un dernier service rendu à la famille, il donne son corps, sa peau et ses bois. Les Tsaatan gardent un peu de viande et la peau et offrent tout le reste à la nature. Pour eux, la mort n’est que la suite de la vie, il ne faut donc pas nourrir une tristesse pendant des semaines ou des mois. Il faut alors trouver rapidement un nouveau renne sacré, sinon la famille est sans protection.

Dans la tradition chamanique des Tsaatan, le jour de la mort du gardien sacré, le chef de famille part en quête du nouveau renne, il ne revient que quand il l’a trouvé. Il part dans la forêt et, dans un rituel, distribue la viande en l’éparpillant par terre et dans les arbres puis il offre les bois du renne à la montagne en lui demandant qu’elle l’aide à recevoir la vision ou le rêve du nouveau protecteur de la famille. 
Il se met à la recherche d’un arbre mort, toujours debout. Il le coupe avec sa hache et par ce geste, il s’engage à trouver le nouveau renne. Le chef de famille lit ensuite dans l’arbre abattu les signes qui l’encourageront dans sa quête. La nature est riche et puissante, elle est pleine de signes, il faut avoir confiance en elle et le renne viendra. Elle accepte de donner à l’homme si l’homme lui prend juste ce dont il a besoin.
Lorsque le rêve ou la vision de la montagne révèle le renne sacré, au sein de son troupeau, l’animal est célébré dans un rituel de sacrement. Toute la famille vérifie ensuite si la vision était bonne, si les esprits de la nature acceptent le nouveau renne garant d’un bon avenir. Le chef de famille pose sur le dos – sur le bassin – du renne choisi, un bol de lait de renne. Il le guide ensuite autour du tipi, dans le sens des aiguilles d’une montre. Le bol tombe. S’il tombe l’ouverture vers le ciel, les esprits sont d’accord. Tous, la famille et le renne, tournent trois fois autour du tipi et la femme du chef noue un ruban blanc autour du cou du nouveau gardien. Si le bol tombe à l’envers, ce n’est pas le bon renne. Il faut attendre que les esprits donnent un autre rêve, une autre vision.

Lors des repas également, nous respectons la tradition. Lorsqu’un voyageur s’arrête pour la nuit ou pour plusieurs jours, l’hôte offre le toit et le feu, le visiteur offre la nourriture et fait la cuisine pour tout le monde. Les notions d’égalité et d’équilibre sont respectées et tout le monde s’y retrouve.
Nous passons les après-midis avec les anciens. Ils sont trois. Serjim, 65 ans doyen des hommes de l’ethnie (l’âge moyen de la mortalité chez les hommes est entre 40 et 45 ans). La femme de Serjim, Tsoïjil, environ du même âge que lui et une femme aveugle de 73 ans. Les questions fusent d’un côté comme de l’autre. Nous échangeons beaucoup au sujet de nos pratiques chamaniques, notre centre d’intérêt principal commun. Chaque mot est choisi avec attention. Serjim a d’ailleurs une manière simple et efficace de nous expliquer l’impact des mots, parfois redoutables. Il nous cite un de leurs proverbes :
Si on laisse s’échapper un renne, on peut toujours le rattraper.
Si on laisse s’échapper un mot, on ne peut jamais le rattraper.
Un après-midi, alors que nous sommes en visite chez le vieux couple, Serjim nous propose de lire dans un os. Cette méthode, selon lui, est un moyen de communication à distance et en direct. Ce procédé qui vient tout droit des anciens temps et que le vieil homme est un des derniers à pratiquer est un moyen pour les familles tsaatan éparpillées par le rythme des saisons d’avoir des nouvelles fraîches de leurs proches. Un de mes amis se porte volontaire pour la lecture.
Serjim sort de sous son lit un grand sac plein d’omoplates d’animaux. Sa main guidée par son intuition en choisit soigneusement une. C’est une omoplate de mouton. Il sort une braise rougeoyante du feu, y met quelques brins de genévrier pour purifier les lieux et honorer et remercier d’avance l’esprit du feu qui va transcrire les informations sur l’os. Serjim tient alors un instant l’os devant le front de mon ami avant de le mettre dans le feu. Il l’y laisse une dizaine de minutes. Puis, il ressort délicatement des flammes l’os calciné, portant l’empreinte du feu. Il le laisse refroidir quelques minutes, des fumeroles s’envolent. Serjim prend ensuite un éclat de bois, de la taille d’un cure-dents, gratte l’os et nous fait la lecture. Mon ami note soigneusement les informations que nous donne Serjim. A son retour, elles s’avèrent parfaitement exactes.
Le lendemain après-midi, nous retournons auprès des anciens. Ils souhaitent parler encore du chamanisme. En effet, le chamanisme n’est pas que l’affaire des chamans. Dans tous les peuples naturels, depuis toujours, il est un état d’esprit, une manière naturelle de vivre en harmonie avec l’environnement, la terre et tous les êtres vivants qui nous entoure. Il est vécu spontanément tout au long de la journée, par les hommes, les femmes et les enfants. Il est un chemin riche en expériences personnelles qui aide chacun à vivre et à évoluer. Voici d’ailleurs ce que l’esprit d’un ancêtre m’a expliqué un jour, lors d’un de mes voyages chamaniques : « L’expérience n’est pas ce qui nous arrive, mais ce que l’on fait avec ce qui nous arrive. »
A un moment, Tsoïjil me demande de faire quelque chose pour la vue de la vieille femme aveugle. Surpris et gêné par sa requête – les Tsaatan disposent de tous les moyens nécessaires pour prendre soin d’eux-mêmes – j’ai peur d’une attitude déplacée de ma part. Je leur demande de pouvoir me retirer un instant pour contacter mes esprits et mes animaux de pouvoir, je veux les consulter pour savoir si c’est approprié. Je reçois comme réponse qu’il est bon que je fasse ce qu’on me demande. Toujours mal à l’aise, j’accepte.
Le travail se fait en deux parties. La première est une action énergétique sur les yeux, une extraction chamanique : elle consiste à retirer l’énergie qui bloque et crée le problème. La seconde est le recouvrement d’un animal de pouvoir. 

Le voyage chamanique nous permet d’aller à la rencontre de nos animaux de pouvoir ou animaux totems ou animaux tutélaires. Ces animaux de pouvoir sont des esprits aidant, affiliés à chacun d’entre nous. 
Ils sont propres et uniques à chacun d’entre nous. D’où nous viennent ces animaux ? Le chamanisme est une des plus anciennes formes de spiritualité. Il était déjà pratiqué par les hommes préhistoriques. Or, leurs seules références dans leur environnement étaient les animaux qu’ils côtoyaient. Chacun de ces animaux était et est porteur de qualités spécifiques. Ces premiers hommes ont découvert leurs qualités en les observant. Ils ont compris qu’ils pouvaient bénéficier de ces qualités pour mieux se connaître et améliorer leur quotidien. Ils communiquaient avec les animaux et recevaient leurs conseils et enseignements à travers les voyages chamaniques. Chaque animal de pouvoir est un spécialiste dans un ou plusieurs domaines précis. Nous pouvons donc travailler sur une maladie, un problème avec un ou plusieurs animaux. Chaque animal de pouvoir est taillé sur mesure pour chaque personne et est là pour nous aider sur notre chemin sur terre. 
Dans ce cas-ci, l’animal qui se présente est un animal qui, dans la réalité ordinaire, a une excellente vue. Ce recouvrement permet à la personne de reprendre contact avec lui et d’aider à débloquer l’énergie à la source du problème. Dans le cas présent, il s’agit même d’une exception car l’animal se métamorphose la nuit en un autre animal doté d’une excellente vision nocturne. Cette expérience est un moment privilégié, car cette dame vit le chamanisme au quotidien, sait parfaitement ce qui se passe et l’accueille. Pourtant elle n’est pas une chamane mais elle le pratique et l’applique dans sa vie de tous les jours, comme tous les autres membres de son clan. C’est là le chamanisme authentique : il est accessible à tous. A tous les êtres humains de toute la planète.
Au moment où nous sortons du tipi de Serjim et Tsoïjil, le chef nous invite à passer chez lui avant d’aller chez sa mère Suyan. Il me remet un pendentif, une lanière de cuir avec un médaillon en pierre gravée. Sur la pierre, un loup assis offre sa patte. Il m’explique que ce symbole est celui de Daïanzerki, un ancêtre chaman qui vivait il y a environ 700, 800 ans et que les Tsaatan et les Mongols considèrent comme le père des chamans de la région.
Puis il nous accompagne dans le tipi de Suyan. Nous sommes étonnés de la voir en compagnie de la vieille femme aveugle. Elle nous informe alors que celle-ci est sa petite-fille et que le travail sur elle était un test et qu’il est réussi.
D’un air sérieux, elle me regarde dans les yeux et me demande si j’accepte de faire un autre travail pour l’un de ses fils. Aller voir dans le monde des esprits pourquoi le couple n’arrive pas à avoir d’enfants qui survivent. Deux jours plus tôt, en effet, nous avions vu le couple avec un bébé de trois mois, chétif. Il est mort quelques heures plus tard. C’est la deuxième fois que ce couple est frappé par une telle épreuve.
A nouveau, gêné, je demande à consulter mes esprits pour éviter tout acte déplacé. Je reçois une réponse positive et j’accepte.
 Je m’allonge au pied de l’autel de Suyan, près du feu, pour commencer le voyage chamanique. Il y a beaucoup de monde dans le tipi, la chamane, le chef, les anciens, d’autres membres du clan, des enfants, nos guides et mes amis. Le couple n’est pas là, il est parti pour le camp d’hiver après la mort de son deuxième enfant. Je n’ai pas emmené mon tambour et, comme un tambour est un objet de pouvoir qui ne se prête pas, je ne peux utiliser celui de Suyan. Nous pouvons voyager avec toutes sortes de sons extérieurs comme le chant des oiseaux, le bruit d’un ruisseau, le murmure de la nature, le battement de la pluie et de sons intérieurs comme le battement de notre cœur, notre tambour naturel qui ne nous quitte jamais. Je choisis de voyager avec le crépitement du feu et demande donc à tous de ne pas faire bruit pendant le voyage.

Je vais dans le monde d’en bas. Un homme vêtu de peaux d’animaux se présente, il dit qu’il s’appelle Daïanzerki. Il m’explique pourquoi les enfants du couple ne survivent pas. Les raisons sont multiples. Je devrai les expliquer à Suyan qui les transmettra au couple, ceci afin que l’homme et la femme prennent conscience des schémas répétitifs qu’ils sont invités à briser. Ensuite, le vieux chaman me dit qu’il va me redonner un ancien rite lié au renne sacré et spécifique à la conception d’un enfant. Et il ajoute que ce rituel s’est perdu au fil du temps à force d’être de moins en moins pratiqué.

Ce rituel n’est pas secret, il peut être partagé. Le couple choisit le jour de la conception de l’enfant. Ce jour-là, la communauté doit éviter de le déranger. Le couple doit pouvoir se préparer pleinement à cet acte d’amour sacré. Il s’offre ainsi les conditions les plus favorables en consacrant la journée à la décoration intérieure du tipi, se confectionnant un véritable nid d’amour. Il pratique le rituel avec le renne sacré. L’homme et la femme présentent un bol de lait de renne à l’animal, qui, s’il approuve le jour, boit. S’il ne boit pas, le couple choisit un autre jour. S’il boit, l’homme et la femme appliquent un peu de lait sur le front du renne sacré, de la main. Ensuite, ils versent lentement le reste du bol sur la tête du renne, sur sa colonne vertébrale et sur sa queue, le lait s’écoule ainsi sur les parties génitales du renne. Par ce geste, le couple concrétise le lien entre l’esprit du renne sacré et sa fonction reproductrice et s’assure de son soutien. Le renne sacré aide à nourrir et à renforcer l’esprit de la fertilité du couple et augmente les chances d’avoir un enfant en bonne santé. Le vieil homme part et je le remercie. Je termine le voyage et je le raconte en détails.

Suyan et Tsoïjil me font une dernière demande. Pour Serjim, il a la hanche douloureuse et sa vue baisse. Ici aussi, mes esprits me conseillent de faire le travail en deux parties. La première : le recouvrement d’un animal de pouvoir, pour l’aider à travailler ses problèmes physiques, de santé. La seconde : une extraction chamanique, pour retirer une énergie qui ne lui appartient pas et qui provoque la gêne dans sa hanche. Je leur propose d’attendre le lendemain pour le faire. Pour me remercier, Serjim sculpte dans une pierre le symbole de Daïanzerki, le loup assis offrant la patte.

La veille de notre départ, nous faisons le tour de tous les tipis pour dire au revoir. Nous terminons par celui de Suyan. Ils sont tous là, son fils, la vieille femme aveugle, Serjim et Tsoïjil et les autres adultes du camp.
Suyan prend la parole et m’invite à rester pour vivre avec eux et poursuivre le travail chamanique. Elle sait sans aucun doute que je vais décliner son invitation mais c’est sa manière d’honorer et de remercier ce qui s’est passé entre nous. Je suis convaincu qu’il n’y a pas de hasard, si je suis né et si je vis ici, en France, c’est que c’est ici que j’ai à faire aujourd’hui. Pour finir, Suyan nous dit que nous serons toujours les bienvenus chez eux et que si nous revenons l’année prochaine, elle ne sera plus là.
C’est le jour du départ. La pluie, qui est tombée toute la nuit, s’arrête au lever du jour. Le spectacle qui nous attend dehors est merveilleux. Dans le ciel jaune pâle, un magnifique arc-en-ciel dessine une arche au-dessus des tipis des Tsaatan et de notre camp. Puis un coin de ciel bleu apparaît, grandit, repousse le ciel jaune qui s’estompe tout à fait. L’arc-en-ciel est toujours là.
Tsoïjil et deux jeunes femmes viennent à notre rencontre et nous offrent le thé au lait de renne. Elle nous dit que le signe dans le ciel est l’œuvre des esprits qui honorent et saluent ainsi tout ce qui s’est passé, et nous proposent une porte de sortie, sous leur protection, afin que nous rentrions en paix chez nous. Ainsi, les Tsaatan et les esprits de la nature s’associent pour nous souhaiter bonne route. Et nous entamons notre descente vers la forêt dense sous un ciel bleu et un soleil éclatant.

Gilles Wurtz
Merci à Anne Vanderschueren qui m’a aidé dans la rédaction de ce récit